cinéma et théâtre
La culture, ce bien commun en péril

Elle a longtemps été reléguée au second plan des politiques publiques, mais aujourd’hui, la culture revient au centre du débat international comme levier de résilience, comme fondement du vivre ensemble. Pour autant, à l’heure où les crises soulignent son rôle vital, les financements s’effondrent, la fracture numérique s’aggrave et les artistes s’épuisent. Entre volonté politique et inertie budgétaire, le combat pour une culture reconnue comme bien commun est loin d’être gagné…
Le choc des crises, révélateur du rôle structurant de la culture
Au printemps 2020, alors que la planète se fige sous le coup de la pandémie, les musées ferment, les festivals s’annulent, les artistes se taisent. Et pourtant, sur les réseaux sociaux, les balcons et les écrans, la culture pulse. Elle devient lien, refuge, mémoire, projection. Pour Ernesto Ottone, directeur général adjoint de l’UNESCO pour la culture, l’évidence s’impose : « A l’heure où des milliards de personnes sont physiquement séparées, la culture nous rapproche, elle est le ciment de notre cohésion. »
Mais ce sursaut cache un paradoxe cruel… alors qu’elle soigne l’âme, la culture saigne. Le secteur perd des milliards, des artistes renoncent, des pratiques immémoriales disparaissent. Les fragilités étaient déjà là, entre emplois précaires, faibles protections sociales, dépendance aux subventions, et concentration des plateformes numériques. Le COVID-19 n’a fait que creuser les lignes de faille. Pire encore, dans les pays en développement, plus de la moitié de la population reste exclue de l’accès numérique à ces ressources.
Si la culture permet de traverser l’adversité, elle n’est toujours pas reconnue comme une nécessité. Or, comme l’a rappelé la conférence MONDIACULT 2022 à Mexico, quarante ans après sa première édition, la culture doit « retrouver la place qui lui revient au cœur des politiques de développement ». La Déclaration finale, adoptée par 150 Etats, porte l’ambition de faire de la culture un objectif à part entière dans les agendas mondiaux. Pas seulement un adjuvant ou un ornement, mais un pilier du développement humain, aussi essentiel que l’économie, le social ou l’environnement.
Une ressource vitale, encore marginalisée dans les priorités internationales
Dans les discours, la culture est célébrée ; dans les faits, elle est sacrifiée. La directrice générale de l’UNESCO, Audrey Azoulay, l’a exprimé sans détour à l’issue de la conférence MONDIACULT : « Malgré des avancées, la culture n’a toujours pas la place qu’elle mérite dans les politiques publiques et la coopération internationale. » Une culture réduite à un luxe secondaire ne peut pourtant remplir son rôle de ferment de citoyenneté, d’identité et de résilience.
La Déclaration de Mexico insiste sur la nécessité de penser la culture comme un bien public mondial, un droit fondamental pour chaque être humain. Elle trace aussi les contours d’un nouvel engagement : soutien à la diversité des expressions culturelles, inclusion des populations marginalisées, sauvegarde du patrimoine, droits sociaux des artistes, gouvernance démocratique du numérique. Mais sans moyens, ces intentions resteront lettre morte.
C’est là qu’intervient l’urgence d’un combat politique et citoyen. Face aux coupes budgétaires massives constatées dans de nombreuses collectivités et Etats, certains n’hésitent plus à tirer la sonnette d’alarme, et plusieurs voix s’élèvent contre une tendance dangereuse : faire de la culture la variable d’ajustement des politiques d’austérité. Car ces coupes ne menacent pas seulement des institutions, elles fissurent la transmission du sens, et surtout, la cohésion sociale… Justement, parlons-en.
La culture, une architecture du lien social
Le rôle de la culture dans la cohésion sociale ne relève pas d’une vue de l’esprit, et il suffit pour cela d’observer ce qui se passe en temps de crise. Car quand les musées ferment, les théâtres se taisent et les artistes se retrouvent privés de scène, c’est tout un écosystème qui vacille, et avec lui, un pan essentiel du lien social. L’arrêt brutal des pratiques culturelles lors de la pandémie a mis en évidence, avec une clarté brutale, combien les arts sont vitaux pour la santé mentale, le vivre-ensemble et la projection collective.
C’est ce que rappellent inlassablement de nombreux défenseurs de la culture, qu’ils soient artistes, responsables d’institutions ou mécènes. L’actrice Isabelle Adjani, le chorégraphe Angelin Preljocaj, l’écrivain Amin Maalouf, ou encore Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Académie des Beaux-Arts et mécène engagé, incarnent chacun à leur manière une vision du bien commun où l’art a sa place. Tous plaident pour une politique culturelle ambitieuse, qui ne sacrifie pas les territoires, les jeunes publics ou la création indépendante au nom d’une logique purement budgétaire.
Face à cette situation, la question de l’accès à la culture devient plus que jamais une priorité démocratique..
Reconstruire les politiques culturelles à l’échelle du bien commun
Le combat pour la culture ne se gagnera ni à coups de déclarations symboliques, ni par la seule force des marchés. Il suppose un changement de paradigme, de sorte à voir la culture non comme un secteur mais comme une matrice. Une manière d’habiter le monde, de le transmettre, de l’imaginer. Les propositions issues de MONDIACULT 2022 dessinent cette nouvelle grammaire politique : reconnaître les droits culturels comme droits fondamentaux ; penser la culture comme levier d’émancipation, d’éducation, de justice sociale ; intégrer la culture dans la gouvernance du numérique et dans la transition écologique.
Mais cela implique de sortir d’une logique de court terme. La précarité des artistes, l’extinction programmée de certains savoir-faire, la standardisation des contenus sous la domination des grandes plateformes, sont autant de menaces invisibles mais réelles. Pour préserver la culture comme bien commun, il faudra réguler, investir, transmettre. Il faudra surtout mobiliser les citoyens, les institutions, les entreprises, les territoires. Car une culture fragmentée, sans écosystème ni politique publique cohérente, ne peut jouer son rôle de ciment social. Heureusement, certaines initiatives montrent la voie. Des villes classées UNESCO repensent l’urbanisme à travers le prisme patrimonial. Des festivals locaux deviennent plateformes de dialogue interculturel. Les coopératives d’artistes inventent de nouveaux modèles économiques solidaires.
Une bataille d’idées et de justice sociale
Redonner à la culture sa valeur politique, c’est aussi réaffirmer son rôle dans la lutte contre les inégalités. Dans un article de Sud Ouest, le maire de la belle ville de Bordeaux réaffirmait cela en disant que la culture n’est pas un luxe. Les données de l’OCDE et de l’UNESCO sont sans appel : les femmes, les personnes âgées, les habitants des zones rurales ou périphériques, les minorités linguistiques sont les premières exclues de l’accès à la culture. La fracture numérique ne fait qu’amplifier ces inégalités. A l’heure où les plateformes se substituent aux institutions, où les algorithmes dictent les contenus visibles, la question de la diversité culturelle devient cruciale.
La Déclaration de Mexico plaide donc pour une régulation ambitieuse du numérique, afin de garantir un accès équitable aux contenus, protéger les droits des artistes et préserver la pluralité des expressions. C’est un défi de taille, qui implique des arbitrages complexes, mais qui conditionne la vitalité démocratique des sociétés. La culture, rappelons-le, est le terreau de la citoyenneté. Elle structure notre rapport au monde, à l’autre, au temps.